Il y avait des ballons et des paillettes partout, un public qui tendait les bras au ciel et criait, la vie était dans l'air, là tout autour, c'était l'essence même du désir, ici devant tout le monde, devant les millions de téléspectateurs de la plus grande chaîne de télévision d'Europe. Cette sensation intense d'être au coeur de tout, d'être au centre de la vie, de vibrer en harmonie avec des millions d'inconnus n'était pas seulement enivrante. C'était surtout un immense shoot d'une drogue dure jusqu'alors inconnue, le début et l'aboutissement de tout, réunis en une seule soirée, en un seul moment, en un seul lieu. C'était la Fête et la Fête c'était bon.
L'indescriptible excitation procurée par cet extrême moment de vie, le seul qui vaille, le seul qui rende sûr de ne pas être mort, allait avoir des conséquences terribles. La rapidité des évènements et l'impossibilité de se rendre compte de ce qui se passait vraiment, l'aveuglement provoqué par cette lumière absolue, cette impression à la fois terrifiante et grisante de ne pas avoir de prise sur l'instant et de devoir en profiter pleinement, rendaient la réalité abstraite. Tout aurait pu s'arrêter, se figer, mais ce tourbillon de lumière avançait inexorablement et balayait tout. Le rêve était devenu réel, le réel était comme un rêve. Il n'allait en rester que des souvenirs en miettes, auxquels ensuite se raccrocher en essayant d'en percevoir à nouveau l'impossible extase. Et fatalement, il y aurait un réveil.
Le réveil ne sonna que beaucoup plus tard. La lumière du jour fut, elle, beaucoup plus pénible. Elle était diffuse, elle n'était pas franche comme celle des projecteurs, voilée par ces nombreux nuages d'un gris sale. Il était tout de même bon de voir ce ciel sans les contours d'un studio de télévision et de prendre le temps de le regarder. Tatiana s'étira et choisit de ne pas parler. Pour une fois, elle n'avait pas à parler puisque personne ne l'écoutait. L'impression mêlée de soulagement et de vide était difficile à analyser. Mais bon, pour une fois, l'introspection n'était pas nécessaire. On n'allait pas la convoquer dans le confessionnal pour lui demander ce qu'elle ressent et pourquoi. Il fallait juste reprendre ses esprits et continuer à profiter des bons moments qui allaient s'offrir à elle. Et pourtant si, plus que jamais, maintenant elle allait devoir se justifier, s'analyser, et répondre aux questions. Encore et encore.
C'était la première fois que Tatiana eut ce sentiment de joie sans pouvoir vraiment savoir pourquoi cette joie la dérangeait. Il y avait quelque chose d'immense, et cette immensité faisait un peu peur. Elle se répéta qu'elle l'avait amplement mérité, elle savait qu'elle s'était battu pour ça, envers et contre tout, envers et contre tous. Pourtant, il semblait que l'ascension ne faisait que commencer, que tout ce qu'elle avait réalisé jusqu'à présent, en prenant des risques, en se mettant en danger, en s'exposant à la critique, en mettant en jeu ses sentiments et son intégrité, son image et celle de son entourage, celle de Xavier et celle de son père, tout cela n'était rien par rapport à ce qu'il allait falloir gravir. Car les moments difficiles sont toujours devant, ceux qui sont derrière disparaissent dans le brouillard diffus des émotions.
Mais Tatiana était une battante, elle savait qu'elle avait là une chance inespérée et que c'était à elle de continuer à vivre ce rêve. C'était possible. Pourtant, la gloire a forcément un prix. Il allait falloir apprendre à connaître ce prix, et "on" allait faire en sorte qu'elle le connaisse. Cette victoire qui n'en était pas une, ce goût amer laissé par les reproches des uns, les quolibets des autres, ne s'effaçaient pas devant l'immense ferveur et le soutien hystérique de ce public apparemment plein d'amour. La faille narcissique ne se comblerait jamais mais ça, Tatiana ne le savait pas. Elle continuerait finalement à la creuser en essayant de la combler. Sans réaliser ce vertigineux constat, elle sentit les larmes lui venir et elle les prit pour des larmes de joie. Le désespoir, cet allié sournois de chaque moment, prend parfois des allures de bonheur.
Copyright Ben "Je deviens liquide", 2007.