vendredi 4 août 2006

Eh bien dansons maintenant


Qui regarde France 2 le jeudi soir ?... eh bien personne ! Quelle question !...

Sauf que ce soir, j'ai (encore) bravé tous les audaces, surmonté toutes les peurs, affronté tous les périls, je n'ai écouté que mon courage... et j'ai regardé le Dancing Show. (Bon la vérité est un peu moins héroïque mais qu'importe : après deux semaines de canicule passées à s'éponger le front toute la journée avec des post-it violets, le passage subit depuis hier aux meilleurs moments des fins de mois d'octobre a eu raison de mes bronches et a fait basculer les températures tropicales à l'intérieur de mon crâne, propageant une asthénie et une affliction telles que la moindre addition à deux chiffres pouvait s'apparenter à une tentative de suicide du haut d'un building de 18 étages... bref j'ai un méga-rhume... et du coup le soir je regarde n'importe quoi).

Grand bien m'en a pris, puisque cette émission, que j'aurais au départ volontiers échangée contre deux kilos de pommes de terre tant son inérêt éveillait en moi l'âme d'un hachis parmentier, est en fait une véritable mine. J'y suis allé comme on descend à la mine de charbon, mais j'en suis sorti avec une belle collection de pépites. Malheur dans l'ivresse, la joie sera de courte durée, puisqu'il s'agit de la Finale, et donc, je l'ai bien compris, vous l'avez bien compris, de la dernière émission. Tous ceux qui, tous les jeudis soirs sur le chemin du retour, chantonnaient gaiement "chouette ce soir on va regarder le Dancing Show" me comprendront. En même temps je pense que le nombre de ces personnes doit être aussi élevé que le nombre de mecs qui ont envie de lire un livre sur L'Ile de la Tentation, donc je ne sais pas si je serai bien compris.

Pour comprendre le phénomène, il suffit d'allumer sa télé et d'entendre Anthony Kavanagh dire "Woow ! Vous êtes bien sur France 2. C'est très très très serré ce soir. Woow !". Et là, c'est soit la consternation, soit la contemplation béate. J'ai choisi la deuxième option. Je pensais qu'on ne pouvait pas faire pire que Nikos Aliagas en matière de phrases surréalistes, de poncifs langagiers et de tautologies hyperboloïdes (oui, moi aussi, je m'emporte un peu parfois dans le vocabulaire). J'avais tord. Du coup, au feu la biographie de Magellan que je meurs d'envie de commencer, je regarde le Dancing Show. Woow !

Au départ, certes, je n'ai failli pas tenir. Mais ce sont toujours les moments les plus astreignants qui, quand on les surmonte, rendent encore plus capiteux leurs successeurs. En effet, comment tenir plus de 10 minutes après un enfilage de perles telles que "Voilà le moment tant attendu", "Plus que jamais vos votes comptent à la maison", "Ils ont mis le paquet cette semaine", "L'ambiance est extraordinaire ce soir", "La pression de la finale aura-t-elle raison de notre couple numéro 3 ?"... "Vous êtes prêts à démarrer le show ? Oh Yes. C'est une soirée exceptionnelle qui nous attend". Woow. Il fallait la cocher ou pas la case "redevance télévisuelle" sur la dernière déclaration d'impôts ? Le doute m'étreint.

Ensuite, comment supporter des réponses à des questions telles que "Est-ce qu'on aborde la finale mentalement et physiquement comme les autres Dancing Show, Coralie ?". Comment ne pas avoir envie de regarder tomber la pluie par la fenêtre après avoir assisté à un mambo sur un air des Gispy Kings, suivi d'un boogie, entrecoupés d'avis de spécialistes de la danse avec des grosses lunettes et/ou des sourcils épilés ? Comment souffrir des conseils aussi essentiels que "la danse doit te permettre de sortir de ce carcan pour montrer la générosité qui est en toi" ou "absorbez tout cet amour qu'on vous envoie" ? Comment tolérer des jugements aussi pertinents que "j'ai mis 10 parce que franchement c'était excellent" ? Et là, ce ne sont que les 20 premières minutes de l'émission.

Mais passées ces fatidiques et interminables minutes, il faut l'admettre, le charme opère. C'est alors que cette Finale, cette Finale "que tout le monde attend", cette Finale "en direct", devient une chasse au propos surréel. La moindre phrase prend une saveur inopinée au Dancing Show, des assemblements de mots qu'on aurait jamais cru pouvoir entendre, tels que : "L'enjeu sur cette rumba est de taille", ou "Le plus important c'est de respecter l'espace", ou encore "Notre vrai challenge c'est la valse", ou toujours "Je n'ai pas retrouvé l'essence même du boogie", ou même "Il y a un principe de bounce au niveau des genoux". Alors comme ça, il y a quelqu'un un jour dans un bureau à France 2, qui a émis l'idée que tous les jeudis pendant l'été on prononcerait des phrases de cet acabit en prime time, et qu'en plus, ce serait Anthony Kavanagh qui orchestrerait le spectacle. C'est fabuleux.

Parce que l'autre élément de délectation c'est bien sûr Anthony Kavanagh, ou plutôt son double de cire du musée Grévin, tant celui-ci semble à l'aise dans l'exercice. Woow. Et vive le direct... "Au standard, c'est très serré... euh... on me dit que c'est très serré au standard". Du bonheur. Et ça continue... "Fauve et Maxime, la grâce incarnée... Woow !"... "Un grand moment d'émotion ce soir"... "C'est la folie sur le plateau"... "Et à la maison n'oubliez pas de voter si vous êtes sous le charme". N'en jetez plus.

Mais justement si. La machine déjà totalement grippée semblait au bord de l'apoplexie, et la jubilation n'en était que plus intense. On ne pouvait décemment pas espérer plus. Mais voilà que le drame survient. En direct. Sur Stayin' Alive, cruelle ironie. Alors que tout le monde dansait le disco comme John Travolta avec un bras en l'air, l'ambiance était à son paroxysme, comme dans une fin de soirée au Macumba. Et soudain. La chute d'un candidat. Tel Djibril Cissé se retournant le genou à 90 degrés sur la pelouse de Saint Etienne, Christophe glisse sur le sol, se foule le genou, tombe, hurle de douleur, ne bouge plus. La chorégraphie s'arrête, la musique se suspend, le public s'immobilise, le jury se paralyse, Anthony se cristallise. Les secondes s'égrennent comme d'incoercibles gouttes de sueur sur le front du présentateur. "Christophe ? Ca va ?... Bon... Les pompiers s'occupent de lui... J'espère que... on continue... on va s'occuper de lui... euh... nous allons regarder un reportage sur les coulisses du Dancing Show". Et après ce passionnant intermède : "Comment va Christophe ?... Faites lui un gros bisou... Coralie, je ne sais pas quoi dire... est-ce que tu as un mot à dire ? à lui dire ? n'importe quoi ?". Oui oui oui, et là je me dis dans mon for intérieur : non je ne l'ai pas cochée la case redevance. Voilà pourquoi je paie 116,50 euros. Quel soulagement.

La fin de l'émission, que dis-je, de l'"aventure" (un autre mot prononcé à peu près dans une phrase sur deux), est un brouillard immense et filandreux de "c'est extrêmement serré", "Guesh Patti votre bilan de l'aventure ?", "ils étaient si près du bout, si près du but", "le suspense est vraiment insoutenable", "le moment tant attendu est enfin arrivé", "et le couple vainqueur est". Mais là, j'avais déjà décroché. J'espérais déjà secrètement et pernicieusement une deuxième saison de Dancing Show. Woow.

(Illustration : La Danse Amoureuse, de Gustave Boulanger, 1824-1888)

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